PRÉDESTINATION
« Dès le sein maternel j’ai été sous ta garde,
dès le ventre de ma mère, tu as été mon Dieu. »
Psaume 22.11
Une des choses les plus passionnantes à observer, c’est bien la ponte du papillon. Quand on l’étudie de près, on constate le soin délicat avec lequel la femelle choisit l’emplacement de ses œufs, sans jamais rien livrer à l’aventure.
M. Samuel Robert fait remarquer que l’oiseau établit toujours son nid à l’endroit où la nourriture qui lui convient est la plus abondante, partant de l’idée assez juste que, plus près on sera du buffet aux provisions, moins il y aura de courses à faire, de temps perdu et de dangers à éviter. Ainsi en est-il des papillons. Ils cherchent à placer leurs œufs dans les conditions les plus favorables au développement de la future chenille. Jamais ils ne le font avec précipitation.
J’ai passé de longues heures au bord des champs de trèfles où l’élégant Lycène bleu, appelé « semi-argus », a l’habitude de pondre ses œufs. J’ai remarqué que, loin
de les déposer à la hâte sur la première fleur venue, il avait soin de choisir longuement et patiemment un trèfle ni trop vert ni trop avancé dans son développement de telle sorte que, l’éclosion de l’œuf coïncidant exactement avec celle de la fleur, la petite chenille pût immédiatement trouver à sa portée une nourriture tendre et délicate.
Voici comment, d’après mes observations, procède le beau Lycène. D’un vol spécial, qui est bien celui du chercheur, car le papillon a plusieurs espèces de vols, il va d’une touffe à l’autre, quêtant, flairant, jusqu’à ce qu’il ait trouvé la fleur de son choix. Cette fleur de trèfle trouvée, il se livre à une nouvelle investigation pour savoir auquel des capitules qui la composent il confiera son œuf. On le voit promener ses antennes à droite et à gauche, dans toutes les parties de la fleur, jusqu’à ce qu’il l’ait découvert. Ce n’est pas tout. Il faut ensuite qu’il sache à quel endroit précis il pourra confier son trésor. Il arque donc son abdomen, et, par les poils tactiles dont il est muni, il se met à palper et à tâter la petite tige, jusqu’à ce qu’il ait, enfin, trouvé exactement la place favorable. Seulement alors il incruste son trésor et s’en va.
Tandis que j’écris ces lignes, j’ai sous les yeux une plante de géranium sauvage, dans la fleur de laquelle un papillon appelé « Eumedon » a déposé son œuf. Il a choisi, non pas un endroit quelconque de la fleur, mais bien l’entrée de la capsule pleine de graines qui constituent précisément la nourriture de la petite chenille. J’observe cette chenille qui vient de sortir de son œuf. Un pas seulement la sépare de son garde-manger. Elle va s’y introduire. Elle y est. Son avenir est désormais assuré. Elle ressortira de ce grainier grosse et dodue, prête à la métamorphose.
Un des plus fins observateurs de la Société lépidoptérologique de Genève, M. Rehfous, a concentré son attention d’une manière très particulière sur la ponte des papillons. Les récits qu’il nous donne de ses nombreuses et patientes observations sont pleins de charme. Il raconte, par exemple, comment un certain jour il se tenait lui aussi au bord d’un champ de trèfles, par un été remarquablement chaud dont la sécheresse avait jauni toutes les pelouses. Il n’y avait plus beaucoup de trèfles en fleurs dans ce champ et presque aucun bouton. La femelle qu’il observait ne confia cependant ses œufs, selon son habitude qu’à des capitules non épanouis ; mais il lui fallut un quart d’heure pour pondre trois œufs, alors qu’en temps normal, une femelle avait pondu en sa présence onze œufs en moins de cinq minutes. Ce détail montre l’importance que les femelles semblent attacher au choix de l’emplacement des œufs.
Voici un autre fait intéressant concernant l’instinct des papillons. M. Rehfous a remarqué une véritable adaptation des femelles, qui savent combiner leurs mouvements et leur attitude avec la forme de la partie de la plante sur laquelle elles déposent leurs œufs. Cela est particulièrement remarquable pour les femelles qui confient leurs œufs à des inflorescences. Il prend comme exemple le Lycénide « rubi ». Les inflorescences dans lesquelles il a vu pondre sont de formes très variées. Les boutons d’Esparcette et de Genêt sont étagés en épis ; ceux d’Hélianthème et de Lothier sont groupés en une petite tête ; ceux de la Sauge sont carrés et perpendiculaires à leur tige. A ces différences dans la forme des inflorescences, chose admirable, correspond une différence dans la façon de pondre. S’agit-il d’introduire un œuf dans un épi d’Esparcette, la femelle se tient la tête dirigée vers le sol ; elle recourbe à angle aigu son abdomen, dont l’extrémité devient parallèle aux boutons ; l’œuf peut ainsi être glissé presque au centre de l’inflorescence. Pour cacher son œuf au centre des boutons d’Hélianthème, la femelle se perche sur l’extrémité d’une tige florifère, recourbe son abdomen à angle droit et parvient ainsi à coller son œuf à la partie inférieure d’un bouton. La façon de procéder diffère encore s’il s’agit des boutons carrés d’une Sauge. C’est alors, posée sur la tige, la tête en haut que la femelle pond. Sans difficulté, l’œuf vient alors se placer contre la tige, entre deux boutons.
Il y a deux conclusions directes à tirer de toutes ces observations.
Voici celle de M. Rehfous : « Les papillons ont la faculté, en déposant leurs œufs, de s’adapter aux milieux les plus différents. Un choix est possible pour eux. Aussi cette simple constatation m’apparaît comme une objection sérieuse au cartésianisme et aux doctrines plus modernes des mécanistes. »
Voici la nôtre : « Si un papillon, image de la légèreté, met tant de soin à sauvegarder ce qu’il a de plus précieux au monde : son œuf, en le déposant toujours à l’endroit le plus favorable, à combien plus forte raison notre Père qui est dans les cieux s’occupe-t-il du milieu où doivent croître et grandir ses fils, livrant celui-ci à telle école et celui-là à telle autre, sans jamais les abandonner au hasard ou à l’aventure des circonstances. Avec le roi David je répète : « Mes destinées sont dans ta main. »
Alexandre MOREL
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